
16 octobre 2020. Alors qu’il sortait de son collège où il enseignait l’Histoire-Géographie et l’Enseignement Moral et Civique, Samuel Paty a perdu la vie sous la lame terroriste. Cet acte inhumain sème l’effroi chez la plupart des Français : un homme est mort pour avoir fait son travail. Dès les premiers jours qui suivent l’assassinat, se dessine l’impression qu’il existera un avant et un après : à travers Samuel Paty, c’est le symbole de l’école publique, républicaine et laïque qui a été attaqué.
Les premières atteintes au professeur se sont effectuées sur les réseaux sociaux plusieurs semaines avant son meurtre. En effet, l’assassin, Abdoullakh Anzorov, a pu localiser son lieu de travail, à travers cet engouement virtuel. Les caricatures utilisées comme support au cours d’enseignement moral et civique dispensé par Samuel Paty ont suscité la controverse chez les parents d’élèves, notamment un père de famille qui a orchestré une campagne de dénonciation à l’encontre du professeur.
L’Ecole traumatisée
L’assassinat de Samuel Paty est survenu dans un contexte de veille de vacances, en pleine crise sanitaire, ce qui a complexifié la résilience de l’institution scolaire. Durant deux semaines, les élèves et les professeurs n’ont eu globalement aucun contact. Les élèves n’ont pu se référer qu’à leurs familles, à leurs amis et aux réseaux sociaux. Aucun cadre scolaire et pédagogique n’a été posé face à leur colère, leurs peurs, ou leur tristesse. Face à la situation, les discours tenus dans les familles ont certainement conforté les élèves non-pas dans un avis critique, mais pleinement subjectif. Les conversations privées, couplées à l’influence des réseaux sociaux ont contribué à ancrer ces émotions, qui n’ont pas été encadrées par des séances pédagogiques plus neutres avec un professeur.
La rentrée scolaire a pu être source d’appréhension, autant pour les professeurs que pour les élèves, ou encore pour les chefs d’établissement. D’autant qu’à l’hommage s’est ajoutée la mise en place d’un protocole sanitaire dû au reconfinement de la population et un plan Vigipirate strict en raison de l’attentat de Saint-Honorine, et celui de Nice qui est survenu quelques jours plus tard. Toujours très marqués par l’événement, les professeurs ont dû se confronter à leurs élèves à la rentrée, sans réel temps de préparation préalable. Ils ont été contraints d’affronter, en plus de leur propre traumatisme, les multiples questions et émotions de leurs élèves. L’objectif de cette matinée d’hommage, qui devait se conclure par une minute de silence dans toutes les écoles, était avant tout de canaliser les élèves, les écouter, les renseigner et les accompagner. Mais la cause des professeurs a-t-elle été prise en compte ? L’encadrement du traumatisme de ceux qui voyaient maintenant leur métier comme “dangereux” a-t-il été envisagé ? Plusieurs enjeux se confrontaient, laissant à penser qu’un remaniement du système de l’éducation était à faire. Par exemple, plusieurs professeurs ne se sentaient pas légitimes de parler de laïcité et autres valeurs républicaines. Manque de formation ? Sentiment d’insécurité ? Manque de consensus sur la notion de laïcité ?
Aujourd’hui, soit plus d’un an après l’assassinat de Samuel Paty, qu’en est-il de l’état d’esprit des professeurs ? Qu’est-ce qui a changé dans l’éducation et dans leur perception de celle-ci depuis l’assassinat de leur collègue ?
Les commémorations un an après : l’heure du bilan
En octobre 2021, il était temps de faire le point. Le ministère de l’Education nationale a tenu à rendre hommage au professeur, afin que sa mort reste un symbole. Les annonces ministérielles se sont montrées décousues : d’abord un hommage national, identique dans toutes les écoles, puis le choix a été laissé à chaque établissement de faire son propre programme de commémorations. En théorie, chaque classe aurait dû assister à une séance pédagogique afin d’établir le ressenti des élèves un an après l’événement, et poursuivre la voie de l’enseignement de la laïcité. Pourtant, dans les faits, de nombreuses écoles s’en sont tenues à une minute de silence. Au sein d’une même école, les professeurs ont été laissés libres dans le choix de tenir une séance pédagogique ou non. Résultat : alors que le Ministre tenait à unifier la communauté nationale autour des valeurs de la République et de la démocratie, le territoire a connu des disparités et des déséquilibres d’enseignement.
Ce paradoxe s’accompagne d’un bilan mitigé des professeurs vis-à-vis du manque de réaction de leur ministère. En effet, l’assassinat de Samuel Paty a mis en lumière des enjeux dont l’Education nationale devrait s’occuper sérieusement, notamment une certaine solitude des agents de l’éducation face à des réactions d’élèves parfois mal informés sur les valeurs républicaines et les attendus de l’école. De peur de ne pas avoir les armes pour affronter ces questions, certains professeurs se sont soumis à une autocensure. La mort de leur collègue a réveillé en eux la sensation de vulnérabilité.
Parallèlement à ces craintes, on remarque un évident besoin de rendre hommage à Samuel Paty, et un désir de poursuivre son travail. Un an après sa mort, en faisant le point dans les écoles, on remarque l’inauguration de nombreux ateliers, de prix, de cours autour de la question de laïcité ou de la liberté d’expression. Ce regain pédagogique sur ces thèmes résonne comme un besoin : face à une laïcité menacée, le besoin d’agir a encouragé ces initiatives. C’est le cas de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie (APHG), qui pour l’année 2021-2022, a lancé le Prix Samuel Paty. “D’abord proposé aux élèves de collège et à leurs enseignants autour d’un thème annuel articulé aux programmes d’EMC, ce prix a pour ambition de favoriser la cohésion et la coopération grâce à un projet de classe, à partir de la rentrée scolaire 2021.”. Le thème choisi cette année est “Sommes-nous toujours libres de nous exprimer ?” Pour lancer ce prix, le collège Jean Monnet à Lyon a reçu le recteur de l’Académie de Lyon, Olivier Dugrip, dans une ville symbole puisque lieu de formation de Samuel Paty. Nous avons été conviés à l’événement, en tant qu’observateurs, puisque le prix est destiné aux collégiens exclusivement. L’objectif de ce prix est de poursuivre l’apprentissage, non plus théorique mais pratique, de la liberté d’expression. Selon les concepteurs du prix, l’école se doit de transmettre un enseignement de ces libertés, armer les élèves de connaissances pour qu’ils puissent penser librement ; “c’est ce qui fait la différence entre un pays libre et un pays autoritaire” a précisé Fabien Salesse, professeur au collège Jean Monnet et responsable de l’APHG à Lyon.

Et du côté des élèves ?
Passé le choc de l’événement, plusieurs comportements ont pu être observés au sein des établissements scolaires durant un an. Une partie des élèves est restée indifférente, ce qui s’explique par le besoin d’aller de l’avant et d’oublier. D’autres élèves ont ressenti sur le coup une forme d’inquiétude et surtout le besoin d’en parler. D’autre part, certains ont pu montrer leur résistance face à l’enseignement de la liberté de croyance. Ces trois points de vue se retrouvent notamment dans une conversation entre élèves de Terminale, dans la cour d’un lycée public de centre-ville (le nôtre) que l’on peut qualifier de socialement hétérogène. Nous avons observé un clivage entre ceux qui défendent la liberté d’expression, au-delà des opinions et des croyances, quitte à bousculer les certitudes, et ceux qui dénoncent cette liberté, à laquelle il faudrait poser des limites (notamment dans le cas de l’école). Pour cet élève de Terminale l’école doit être un lieu où l’on ne parle pas de religion : « On ne devrait pas montrer des caricatures qui traitent de religion parce que l’école est laïque. La religion ça reste chez soi. On ne devrait pas en parler à l’école par souci de transparence religieuse. Par rapport aux caricatures de Mahomet, vu que c’est quelque chose auquel tu crois, tu peux être blessé que l’école te montre une caricature qui se moque de ce en quoi tu crois. Comment imposer le respect de l’école républicaine quand celle-ci montre des choses qui justement manquent de respect aux élèves et leurs croyances ? »
Comment imposer le respect de l’école républicaine quand celle-ci montre des choses qui justement manquent de respect aux élèves et leurs croyances ?
Elève de Terminale, cité scolaire Alexandre Lacassagne
Si le sujet de la liberté d’expression s’était tu dans les conversations depuis quelques années, l’assassinat de Samuel Paty a réveillé ces débats entre élèves. « A l’ère des réseaux sociaux, si tu ne traites pas de ces sujets-là à l’école (caricatures, sexualité, religion, liberté d’expression), les enfants y auront accès un jour ou l’autre, et là ce sera réellement désastreux parce qu’ils vont se faire leur opinion empreinte de colère et de haine. Dans tous les cas le gamin sera choqué par ce qu’il voit, alors mieux vaut qu’il soit indigné à l’école plutôt que chez lui ou sur les réseaux sociaux, où il va trouver des gens qui vont donner raison à sa haine et sa colère. » présente une autre élève de Terminale, avant d’ajouter : « La laïcité, c’est d’abord accepter tout le monde, sans que la religion n’ait un impact sur les institutions. Pour moi, on est plus tolérant si on sait à qui on a affaire, donc traiter de l’histoire des religions en Histoire ça me parait assez important pour voir d’où ça vient. De même qu’en EMC, quand ça s’y prête, je ne suis pas contre parler de religion parce que, qu’on le veuille ou non, ça fait partie de notre quotidien. Que tu sois athée, croyant, agnostique, déiste, tu es confronté à des enjeux liés à la religion. La caricature c’est un moyen d’en parler parce qu’elle brise les tabous. Ça peut être choquant, ça peut même être dérangeant, mais c’est un outil pédagogique assez riche ». La laïcité anime les conversations entre élèves, et pas seulement les lycéens. Après la mort de Samuel Paty, les collégiens ont pu être amenés à partager leur point de vue non-seulement dans le cadre d’un cours d’EMC, mais aussi autour d’un repas à la cantine, ou lors de la récréation. Si les mots diffèrent, du fait de la différence d’âge et de connaissances, l’intention est la même : elle témoigne d’un besoin des élèves d’échanger leurs idées, pour confronter leur point de vue à celui des autres.
D’autre part, des collégiens, filmés par LCP (Ça vous regarde, 15 octobre 2021), disent ressentir une forme de malaise, ne plus pouvoir s’exprimer librement par “peur de blesser”. Parler de religion est devenu sensible. De plus, poser des limites à la liberté d’expression semble être devenu synonyme de négation des valeurs républicaines. Pourtant, il existe, dans la Constitution, des limites à la liberté d’expression (contrairement à la liberté de croyance). Portée par l’article 11 de la DDHC, la valeur républicaine semble être soumise à l’autocensure à l’école. Ce qui paraît complètement paradoxal : comment enseigner et défendre la liberté d’expression sans en parler ?
La responsabilité des réseaux sociaux ?
Enfin, les réseaux sociaux se sont retrouvés sur le banc des accusés. Quelle responsabilité tiennent-ils dans l’assassinat de Samuel Paty ? S’il est indéniable qu’ils ont joué un rôle majeur dans la diffusion rapide de son identité, la problématique principale repose sur la capacité à protéger les professeurs face à la menace nouvelle. Vecteurs d’informations, de rumeurs, d’images, les réseaux sociaux peuvent compromettre l’intégrité des enseignants. Cette crainte de l’exposition semble en animer certains : par méfiance, des professeurs en viennent à limiter leurs propos. Dans un article du quotidien LeMonde, le journaliste déplorait en mai 2021 “[Les professeurs] n’ont plus seulement l’obligation de taire leurs opinions dans l’exercice de leurs fonctions, ni de respecter l’esprit des programmes, mais de faire attention à ce que les élèves eux-mêmes comprendront du cours.” L’assassinat de Samuel Paty réveille donc un autre débat : la question de la protection des élèves et des enseignants vis-à-vis des réseaux sociaux.
Une commémoration aux multiples enjeux
Le calme en classe
Face à l’immensité de ces enjeux, le gouvernement a d’abord apporté une réponse concrète et pour certains, décevante. Il a été clair dès 2020 : tout comportement suspect d’un élève durant les commémorations devait être recensé et rapporté. Seulement, dans les faits, si certains (rares) cas d’élèves, légitimant ou simplement ne dénonçant pas l’acte terroriste par conviction personnelle, ont été répertoriés, une majeure partie des cas recensés ne déplore que des mots, indistinctement retranscrits par le surveillant, prononcés durant la minute de silence. En effet, seuls 7 sur les 98 incidents recensés ont été déclarés menaçants. Mais alors pourquoi avoir la réponse de l’attitude de la fermeté ?
Cette attention gouvernementale sur tient à rassurer les enseignants, en leur apportant un soutien face aux réactions d’élèves, parfois juste maladroits dans leurs remarques, partagés entre leurs émotions propres et l’environnement dans lequel ils ont dû évoluer après l’attentat. Adolescent, il peut être difficile de faire la part des choses, entre ce qui est dit chez soi, sur les réseaux sociaux, entre amis, et ce qui relève du fait, du recul critique de la situation. Pourtant, la peur installée chez certains enseignants les pousse peut-être vers une sorte de paranoïa, une menace incarnée par l’élève qui refuse de se soumettre au politiquement correct, qui refuse de sacraliser Charlie Hebdo et Samuel Paty, et préfère entrer dans un système de controverse. En effet, durant les commémorations, au sein de nos classes, nous avons été témoins de la colère d’élèves qui ne comprenaient pas le choix pédagogique de Samuel Paty. Touchés au cœur de leurs croyances à travers les caricatures de Charlie Hebdo utilisées, il a été difficile pour certains élèves, notamment au collège et au lycée, en pleine construction d’opinions, de trouver les bons mots pour rendre hommage à l’homme, tué de manière inhumaine, tout en ne renonçant pas à leurs convictions. Ne pas soutenir les caricatures de Charlie Hebdo est autorisé, et fait partie intégrante de la liberté d’expression. Mais cela n’a rien à voir avec le cas de Samuel Paty : un enseignant peut proposer une étude de discours d’Hitler sans pour autant le faire par antisémitisme ou despotisme. Seulement, après les attentats de janvier 2015 et d’octobre 2020, le journal et Samuel Paty sont devenus des héros publics, des symboles d’une liberté ébranlée, qu’il faut défendre. Il devient donc difficile de penser de manière nuancée ce que tout un pays considère comme une page “sacrée”, ou du moins intouchable de son histoire. Comment alors renforcer cette capacité à raisonner « au delà des croyances personnelles » des élèves ? Et ainsi les aider à appréhender de manière plus confortable et sereine tout sujet en classe ?
Le 31 octobre 2020, Jean Michel Blanquer annonçait un “renforcement de l’enseignement moral et civique » à l’école, notamment pour “prévenir les atteintes à la laïcité”. Déjà, après les attentats de janvier 2015, Najat Vallaud-Belkacem, alors ministre de l’éducation nationale, avait annoncé une « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République » en s’appuyant “sur les réservistes citoyens”. Malgré les promesses des ministres des deux gouvernements, le nombre d’heures d’EMC a diminué dans les programmes de 2018. Il n’y a plus qu’une demi-heure par semaine au lycée. Jean-Michel Blanquer a annoncé vouloir réaugmenter ces heures, mais ses promesses n’ont pour l’heure pas été tenues. De plus, les heures d’EMC se bornent souvent à étudier les valeurs, principes et symboles de la République. On remarque l’insistance sur les symboles patriotiques qui renforcent les valeurs républicaines (texte de la Marseillaise dans les classes, drapeaux tricolores, …). « Les programmes de 2018 vont dans le sens inverse« , juge Ghislaine David, secrétaire générale du Snuipp-FSU. Les affichages des symboles dans les classes ne font pas vivre la citoyenneté. Il faut vivre, pratiquer les situations de fraternité, de laïcité. »
L’enjeu médiatique dans un contexte de campagne électorale
De nombreux articles de presse présentent beaucoup plus les incidents que la commémoration en elle-même.
En octobre 2020, Samuel Paty a été assassiné, ce qui a entraîné une vague de commémoration fortement médiatisée. Nous avons alors vu fleurir de nombreux articles de presse présentant beaucoup plus les incidents que la commémoration en elle-même. Ces articles ont utilisé des mots choquants dès le titre comme “décapitation”, et les moindres petits événements sortant du cadre classique de la commémoration y sont décrits en détail. Le ton des articles a visiblement provoqué une vague de peur et de tension.
L’événement n’est pas sans conséquence dans le cadre de la campagne électorale. Car en effet, même si l’ensemble de la classe politique française a condamné l’acte meurtrier, les mots n’ont pas été les mêmes. Jean Luc Mélenchon, par exemple, a affirmé que Samuel Paty « faisait ce qu’il y a de plus sacré dans la mission d’enseignant» à savoir «[expliquer] toute la difficulté qu’il y a à accepter la liberté d’expression quand on n’est radicalement pas d’accord » ; le président du groupe LREM à l’Assemblée nationale, Christophe Castaner, a appelé à « défendre notre idéal républicain : au nom de nos valeurs, au nom de notre République». Quant à Marine Le Pen, candidate du Rassemblement National à l’élection présidentielle, elle a appelé au «sursaut de tout un peuple face à la barbarie de l’idéologie islamiste», Eric Zemmour (alors pas encore déclaré candidat) a souhaité que « le temps de l’émotion [fasse] place à celui de l’action” et Valerie Pecresse (investie par Les Républicains) a dénoncé l’acte d’un « barbare islamiste qui voulait détruire ce que nous sommes ». L’événement est montré comme une preuve d’insécurité, et un ennemi est pointé du doigt : l’islam radical (ou les musulmans selon les cas). Commenté par de telles déclarations, cela peut créer un sentiment de peur. Ce sont des stratagèmes récurrents en politique ; le philosophe Machiavel (1469-1527) en avait déjà parlé comme un élément essentiel pour la politique au XVe siècle: “Celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes. » En 2021, l’hommage à Samuel Paty a sans nul doute impacté émotionnellement un grand nombre de Français, et suscité leur émotion. La peur face à ce drame qui fut, comme nous l’avons vu plus haut, un réel traumatisme, est une fantastique carte à jouer dans ce contexte de campagne.

Une résurgence virulente du débat sur la laïcité
L’évènement et plus encore sa commémoration, réveillent surtout un débat sur les visions que l’on peut avoir de la laïcité. Ce débat est en effet ancien, aussi ancien que la laïcité elle-même et redevient un thème en vogue des meetings politiques ! Pour schématiser, on distingue une vision dite « tolérante » d’une vision dite « laïciste » de ce principe républicain.
La vision « tolérante » repose le principe de l’acceptation de toutes formes de discours et de revendications religieuses ou spirituelles. Ainsi, Albert Jacquard, scientifique et essayiste, affirme que « la laïcité est l’acceptation de toutes les opinions est de tous les comportements qui savent respecter l’autre » . Sur le sujet des caricatures de Muhammad, ce point de vue privilégie une adaptation du contenu aux émotions et aux sensibilités de chacun. Cette conception de la laïcité est critiquée, notamment par Caroline Fourest, journaliste et essayiste, qui la compare à une autruche plongeant sa tête dans le sable pour ne pas voir la violence de la réalité, et se rendant complice. Mais la loi est claire: « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes religieux ou de tenues par lequel les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse , est interdit ». Cette loi satisfait évidemment plus les partisans d’une autre approche de la laïcité.
La vision dite « laïciste » prône le fait de venir à l’école « sans religion », de ne s’interdire aucun sujet quelque soit la raison, la réduction maximale des expressions religieuses dans les lieux et les espaces publics, etc. Les personnalités publiques qui soutiennent cette vision de la laïcité sont notamment Elisabeth Badinter , Manuel Valls , Caroline Fourest, Jean-Michel Blanquer.
Certains font désormais prévaloir la valeur de la « tolérance » sur la laïcité républicaine
Elisabeth Badinter
La laïcité est un concept très ancien qui s’est fait une place petit à petit dans la société. On en trouve les prémices dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 qui stipule dans son article 10 que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par loi ». L’Ecole publique gratuite, laïque et obligatoire est instaurée avec les lois Ferry (1881-1882) au moment où la République s’impose réellement. En 1905 la loi de séparation des Eglises et de l’Etat déclare dans son premier article « la République assure la liberté de conscience» . Toutefois, le principe de laïcité n’est pas évoqué avant 1946, dans le préambule de la constitution de la IVe République. Enfin, les dernières lois régissant ou définissant celle-ci sont les lois de 2004 puis de 2010 qui interdisent les signes religieux ostentatoires dans les établissements scolaires.
« Nous combattons la religion et toutes les religions, le sentiment religieux et tous les dogmes religieux »
Maurice Allard, député, 1905
La pluralité des visions de la laïcité et leur confrontation n’a pas commencé aujourd’hui, et l’histoire de ces lois est également celle de débats parfois houleux. Déjà en 1905, la confrontation s’organisait alors autour de trois grands courants. Le premier, qualifié par certains de “courant des éradicateurs”, représenté notamment par le député Allard, était anticléricale et antireligieux. Ainsi, Allard déclarait : “Nous combattons la religion et toutes les religions, le sentiment religieux et tous les dogmes religieux […] ce combat ne peut avoir pour fin que la déchristianisation générale du pays.” Ce courant n’a plus de figure dans les débats actuels. Le deuxième, étiqueté comme “concordataire », souhaitait une subordination de l’Eglise à l’Etat : l’Eglise ne devait pas intervenir dans les affaires de l’Etat, mais l’Etat intervenait dans celles de l’Eglise. C’est le courant d’Emile Combes. Enfin, le courant « libéral », porté par Aristide Briand, s’ancrait dans une protection des libertés fondamentales respectueuse des Eglises. Ce dernier courant s’est imposé mais les débats n’ont pas cessé.

On constate donc que, malgré la gravité de la situation, le débat reste creux. Aucun des camps ne veut rien concéder et très vite les arguments de fond se muent en attaques ad hominem : “Islamogauchiste”, “Facho”. On s’accuse mutuellement d’être trop radical ou pas assez, d’être complice de l’ennemi ou haineux. Autre opposition stérile, celle opposant les partisans d’une laïcité “laïciste” à une laïcité “tolérante”. Aucun compromis ne paraît possible malgré l’ancienneté de la controverse. De même, l’écart se creuse entre, d’une part, les annonces gouvernementales et la médiatisation mainstream à l’échelle nationale, et d’autre part le ressenti des enseignants et des élèves (pourtant acteurs quotidiens de la citoyenneté, et constructeurs de la laïcité) à l’échelle locale. Des hommages ont été rendus, des prix commémoratifs ont été créés par les enseignants, des promesses gouvernementales ont été faites, d’autres incidents ont été rapportés, des débats se sont tenus en classe et dans la cour… Mais la lecture des débats publics sur le sujet nous interroge: l’objectif est-il vraiment de s’entendre?
Par Célestin Brehelin Pagneux, Noah Chabrillat, Livia Choulet, Sidoine Froidurot, Albane Lazert, Thimotée Martin-Brossat, Frédéric Rouquette et Corentin Textoris
Sous la direction de Youri Aguilaniu
Bravo! Article très intéressant , super documenté et bien écrit.
Quel beau travail!
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