Damien Saez, un artiste engagé

Auteur, compositeur, interprète français, Damien Saez se démarque par sa maîtrise des mots. Des attentats à la prostitution en passant par la pauvreté, l’alcool et les réseaux sociaux, il traite d’un grand nombre de sujets dans des textes toujours très engagés. Il se revendique chanteur populaire qui défend les droits du peuple et des travailleurs. 
Damien Saez affiche clairement et fièrement ses penchants politiques : il s’inscrit dans une culture d’extrême gauche antilibérale d’inspiration marxiste, qui perçoit la société en termes de lutte des classes.  

En 2019 est sorti le titre « Manu dans l’cul », d’abord en libre téléchargement et sur YouTube, puis dans son dernier album « Libertaire » (novembre 2019). Ce titre résonne comme une sorte d’hymne qui guide les Gilets Jaunes en France. D’ailleurs, des montages YouTube créés par des amateurs (et non-pas par Damien Saez), réalisent des clips avec les images des manifestations du mouvement.

Toutefois, Saez rapproche ce mouvement des Gilets Jaunes (« tags sur la place de l’étoile »), sans cependant les nommer, de la classe ouvrière (« manif d’ouvrier »), des pauvres dont «les enfants bouffent des clous » et des résistants (« nous serons Jean Moulin »). 
Or, ces comparaisons ne sont pas rigoureusement justes. Les gilets jaunes ne sont ni majoritairement des ouvriers, ni des chômeurs en grande précarité qui, s’ils vont en prison, auront au moins « une piaule pour avoir chaud jusqu’à demain ». En effet, au départ, il s’agissait d’un mouvement de petits propriétaires périurbains qui protestaient contre la hausse du prix du carburant. Il s’est ensuite étoffé de mutltiples franges de la société qui lui ont donné cet aspect multiforme. Bien sur, la confusion « gilet jaunes : ouvriers, pauvres, sans-dent, jean Moulin… » lui permet plus facilement (mais moins rigoureusement) de s’inscrire dans des traditions marxiste et résistante.

Critique antiparlementaire et utilisation de la violence

Dans « Manu dans l’cul », Damien Saez fait doublement preuve d’antiparlementarisme. D’une part il critique le système, qu’il ne juge pas assez représentatif de toutes les classes sociales :

« Et les vendus parlent de république,

avec leur gueule de pathétique,

VRP du grand capital

pleurent sur un tag place de l’étoile 

(…) Démocratie s’est trop vendue

Frangine t’as trop donné ton cul »

D’autre part, il s’attaque aux parlementaires (les députés), en les accusant par exemple d’avoir tué la démocratie par leur manque de représentativité :

« Démocratie morte et enterrée,

sang sur les mains des députés ».

S’en prend-il aux hommes élus ou au système représentatif et au Parlement en soi ?

Ces deux formes d’antiparlementarisme qui parfois se complètent doivent cependant être distinguées. La question reste entière : Damien Saez fait preuve d’antiparlementarisme, mais s’attaque-t-il au système parlementaire dans sa globalité ou aux députés de ce système ? S’en prend-il aux hommes élus ou au système représentatif et au Parlement en soi ?

Quoiqu’il en soit, la critique est pro-démocratique et défend donc les valeurs républicaines.

La question de la violence est également épineuse. Cette chanson, sur le plan juridique, n’est pas à proprement parler un appel à la violence dans la mesure où Damien Saez n’incite pas les gens à être violents. Il se contente de donner son point de vue quant à l’évolution de la violence future envers le Gouvernement. 
Cependant, la virulence de ses paroles, la haine qui transparait de la vulgarité de son vocabulaire, le ton de sa voix, son timbre caractéristique produisent chez l’auditeur un effet ressenti très fortement comme un appel à la violence.

« quand on va passer t’voir,

salope ouais pour régler la note,

pour t’foutre la fessée cul nul,

pour t’foutre la tête au fond des chiottes (…)

Ouais sur c’est pas qu’un coup à boire

mon pote que tu vas prendre dans l’fion »

La violence peut être utilisée dans la musique (…) dans le but de choquer, ou de dénoncer quelque chose. Mais lorsque cette violence est trop importante et vigoureuse, elle devient oppressante et le message se perd

En réalité, Damien Saez utilise des images et des propos violents pour illustrer ses dires, mais n’incite pas directement à la haine envers le Président de la République. Seulement, cette violence est-elle utilisée à bon escient?
La violence peut être utilisée dans la musique (ou dans d’autres milieux comme la politique, la littérature, l’art, etc.), dans le but de choquer, ou de dénoncer quelque chose. Mais lorsque cette violence est trop importante et vigoureuse, elle devient oppressante et le message se perd. La frontière entre la revendication par la colère et la vulgarité étant mince, l’utilisation de la violence devrait peut-être être justifiée et dosée. Cependant, et ceci a été remarqué au sein des auteurs de l’OAR, certains d’entre nous peuvent être dérangés par la vulgarité omniprésente. L’accumulation de violence devient oppressante et parfois dérangeante.

Une atteinte au Président de la République et à son entourage

Damien Saez s’attaque au Président de la République en tant qu’homme : il s’attaque plus à Emmanuel Macron qu’à son statut de dirigeant. Pourtant, tout au long de la chanson, la frontière est mince et la confusion de nombreuses fois possible. Il associe bien sûr l’homme à son statut de Président, mais lorsqu’il s’adresse à lui, c’est via le surnom « Manu », et en le tutoyant, ce qui montre l’importance qu’il porte à l’homme qu’est Emmanuel Macron dans ses paroles plus qu’à l’homme politique. 


Ainsi, nous pouvons nous poser la question : Damien Saez (qui se pose en porte-parole du mouvement des Gilets Jaunes dans sa chanson) accuse-t-il l’homme ou ses actions de Président ? Damien Saez reproche à Emmanuel Macron ses réformes, mais à côté de cela, le fait même qu’il interpelle le Président de la République par un surnom et en le tutoyant montre qu’il veut le rattacher à son statut de « simple » citoyen français. Nous trouvons que cette confusion est parfois dérangeante, et qu’elle dessert son engagement.

Damien Saez s’attaque au Président de la République, en tant qu’homme


Ces paroles entrent-elles dans le contexte d’Offense au Chef d’État ? Et qu’en est-il de la loi ?

Entre 1881 et 2013, il existait une loi contre l’offense au chef d’État (l’article 26 de la loi sur la liberté d’expression) qui stipulait que « toute expression offensante ou de mépris, toute imputation diffamatoire, qui, à l’occasion tant de l’exercice de la première magistrature de l’État que l’atteinte dans son honneur ou dans sa dignité » serait répréhensible. Dans la Vème République, seul Georges Pompidou y eut recours, mais le procès n’aboutit pas. 
Suite à la polémique autour de l’ « affaire Hervé Eon » en 2008, Nicolas Sarkozy avait saisi le tribunal et fait appel à cette loi d’Offense au Chef d’État. Pour rappel, Hervé Eon avait brandi un écriteau devant le président Sarkozy sur lequel était inscrit « casse-toi pov’con » reprenant la célèbre saillie du même président au salon de l’agriculture face à un spectateur refusant de lui serrer la main. Mais un élément posait problème : punir Hervé Eon, qui n’avait fait que reprendre les paroles du Président, était perçu comme une dissuasion à la satire et donc une entrave à la liberté d’expression. Dès lors, le délit d’offense au chef d’État fut supprimé par la loi du 5 août 2013. 


De nos jours, il est encore possible pour le Président de la République de porter plainte pour diffamation et atteinte à son intégrité. Le délit tombe sous le coup de « l’injure ou la diffamation » (article 29 de la loi de 1881 sur la liberté de presse).

Donc, malgré une violence marquée dans sa voix et ses propos, Damien Saez n’appelle encore une fois pas directement à la violence contrairement à des actions de certains manifestants contre la réforme des retraites, qui, en janvier dernier, avaient planté une effigie de la tête d’Emmanuel Macron au sommet de longs pieux. Ces actes furent qualifiés d’« absolument et totalement condamnables » par Robert Badinter dans l’émission « C à Vous » sur France 5 (27/01/2020) dans laquelle celui dont le combat pour l’abolition de la peine de mort en France avait montré son indignation devant un tel symbole.  Cet exemple est un appel franc à la violence, de plus fortement connoté : « Derrière le symbole, il y a la pulsion. Et cette pulsion c’est la haine […] Vous faites ce que vous voulez mais pas la violence physique, l’agression, la symbolique de la mort » (Robert Badinter).

Saez s’inscrit dans une tradition clairement misogyne des attaques des « premières dames » ou des reines qui (…) attachent une connotation sexuelle et généralement dégradante à la critique de ces femmes proches du pouvoir

Ensuite, en critiquant et attaquant l’intégrité de la Première Dame, Brigitte Macron, Damien Saez s’inscrit dans la continuité d’une tradition de critique de la Première Dame. A plusieurs reprises, il fait allusion (plus ou moins explicitement) tantôt à l’âge de Brigitte Macron, tantôt à sa sexualité : « Ouais Manu rentre chez toi puis va baiser ta vieille ». Cette tradition remonte à l’époque moderne et notamment sous le règne de Louis XVI : des représentations de Marie-Antoinette ont émergé à travers une multitude de pamphlets avec la montée de la critique du Roi et de la monarchie.

Ainsi, Saez s’inscrit dans une tradition clairement misogyne des attaques des « premières dames » ou des reines qui depuis au moins le XVIIIème siècle attachent une connotation sexuelle et généralement dégradante à la critique de ces femmes proches du pouvoir. Les critiques misogynes de Marie Antoinette n’ont pas attendu la contestation politique de la monarchie, « La reine était perdue de réputation bien avant la révolution » (Albert Mathiez). Des hommes qui attaquent des femmes avec ces arguments, ou des détails aussi grossiers ne peuvent qu’être animés d’un sentiment de supériorité machiste.

Enfin, en usant de la qualification de « veille » pour parler de Brigitte Macron, en plus de ne rien apporter à la critique politique, Saez s’éloigne ainsi de sa volonté première qui est de critiquer le Président, et il se perd dans des arguments qui discréditent totalement les valeurs que dit porter l’artiste.

Damien Saez, un artiste qui prône des valeurs républicaines

Pour conclure, Damien Saez n’est pas antirépublicain ; il revendique même des valeurs humanistes, d’égalité et de liberté. Il critique notre système politique pour son manque de démocratie avec des paroles parfois violentes mais engagées. 
En observant les paroles de Damien Saez, en écoutant sa discographie et en prenant du recul, nous comprenons que ses textes n’ont pas pour objectif d’entraver la démocratie, mais plutôt la remettre en question.

Ensuite, en s’en prenant ainsi à la Première Dame et au Président de la République en frôlant les limites de la loi, Damien Saez dessert sa chanson par des expressions vulgaires, et par la même occasion son message qui est celui des Gilets Jaunes. Le geste artistique aurait pu être plus intéressant s’il était parvenu à ne pas tomber dans un populisme peu constructif, car Manu dans l’cul, prise au premier degré, ne dégage pas le message attendu de révolte et de lutte contre l’oppression. Damien Saez a peut-être cédé à la facilité de la provocation brute, ce qui rend la perception de son message bien plus ambigüe. Il faut analyser ses paroles pour passer outre la violence omniprésente qui nous frappe à la première écoute, et dont il est difficile de se détacher. Elle prend trop de place dans sa chanson et masque les revendications.

En aparté, il est important de souligner l’aspect technique de la chanson, qui donne du poids aux paroles. D’une part, Damien Saez fait un clin d’œil à Renaud en reprenant sa phrase « Eh Manu rentre chez toi », amorce de la chanson Manu de Renaud (1981), dans laquelle il s’adresse à un ami au cœur brisé qui traîne les bars. Cet hommage au chanteur du petit peuple qu’était Renaud dans les années 1980, se retrouve aussi dans le rythme du dernier refrain (où plusieurs voix se superposent) ce qui est sans rappeler certains titres de Renaud comme Dès que le vent soufflera (1983) par exemple. 
De plus, la mélodie sonne comme un chant révolutionnaire, de même que le rythme qui rappelle fortement les chants révolutionnaires des années 1790.

Damien Saez s’inspire donc de son environnement et de l’actualité pour déclamer ses opinions politiques, il s’inscrit dans une tradition de critique sociale caractéristique de l’extrême gauche.

Mais avant tout, il soulève là une question brûlante d’actualité qui dépasse largement le simple avis de l’artiste ou les opinions d’extrême gauche : est-on actuellement en France dans une démocratie ?

Cela sera le thème de notre prochain article.

Par Albane Lazert,

en collaboration avec Livia Choulet, Léonie Digny et Sila Ulker, sous la direction de Youri Aguilaniu.