Samedi 28 septembre 2019, à Paris, s’est déroulée la convention de la Droite : un grand rassemblement politique censé réunir des élus, entrepreneurs, écrivains de la droite française afin de réfléchir sur les problèmes et défis de la société, et de trouver « une alternative au progressisme ». Il est à noter que les interventions les plus médiatisées furent celles de deux personnes non-élues : Marion Maréchal (ancienne élue du Front national qui a officiellement quitté la vie politique) et le polémiste et chroniqueur Éric Zemmour dont le discours fut retransmis en intégralité (plus de 30 minutes) et en direct sur LCI. Ce discours représente de notre point de vue une nouvelle étape dans la rhétorique antirépublicaine tout en s’inscrivant dans une longue tradition idéologique qu’il est éclairant de révéler. Enfin, le rapport à l’Histoire de Zemmour nous interroge sur sa méthode et sur les conséquences de celle-ci. Décryptage.

Une opposition aux valeurs et principes de la République

La nouveauté, c’est la frontalité de l’attaque aux valeurs et républicaines, héritage de la Révolution, et aux principes qui en découlent. L’histoire nous apprend que les mentalités sont en perpétuelle évolution, que les manières de vivre et de penser changent, les valeurs portées par un régime se construisant en suivant ces transitions.  Liberté – Égalité – Fraternité. Nous connaissons toutes et tous ces trois mots, nous les lisons tous les jours sur les murs des mairies ou des écoles, nous les avons intégrés comme les premières valeurs républicaines construites au fil de l’histoire de France. Ce sont ces évolutions auxquelles s’oppose Éric Zemmour. Il revendique un attachement aux traditions, et le montre par la condamnation de la PMA, la prise en dérision des mouvements « LGBT et autres X Y Z… » ou le mépris du féminisme dans la société actuelle. Notre point de vue n’est pas de prôner ou de critiquer ces évolutions, mais de les observer pour ce qu’elles sont : des faits historiques.

En s’attaquant essentiellement à l’islam et aux musulmans, il crée un « autre » au sein de la société, un « autre » hostile contre lequel il faut lutter, niant ainsi l’égalité de droit républicaine

Le discours du polémiste segmente la population française en fonction des sexes, des couleurs de peau ou des croyances religieuses. En s’attaquant essentiellement à l’islam et aux musulmans, il crée un « autre » au sein de la société, un « autre » hostile contre lequel il faut lutter , niant ainsi l’égalité de droit républicaine. On peut donc parler d’une diabolisation de ceux qui, d’après lui, seraient nos ennemis communs, ceux qui auraient pour but d’exterminer « l’homme blanc hétérosexuel et catholique».  Zemmour réinvestit ainsi la théorie du « Grand Remplacement », popularisée par Renaud Camus (mais qui selon Gérard Noiriel remonte à Maurice Barrès et Edouard Drumont). Il se donne le rôle d’ouvrir les yeux des français dits « de souche ». Il exhorte les jeunes générations à refuser d’être « minoritaires sur la terre de leurs ancêtres», à se préparer à lutter contre « l’envahisseur», à se battre physiquement. D’après lui, « la laïcité, l’intégration, l’ordre républicain, l’État de droit, le vivre-ensemble, la république, … » ne sont que des « vieux mots » vidés de leur sens et qui « ne veulent plus rien dire», il faut leur tourner le dos et ne plus s’y accrocher comme… Charles X (dernier roi aux ambitions absolutistes) s’accrochait au sacre royal ! 

… il trouve ridicule de s’efforcer à rendre égaux ce qui ne le sera jamais dans la nature.

Selon le polémiste, la Liberté n’est plus, ou alors elle ne subsiste uniquement pour un petit groupe d’individus qu’il nomme les « bon penseurs ». En revanche pour lui et la « majorité » la liberté a disparu. Ainsi, elle serait « rendue au silence et tétanisée », ce qui le pousse à dénoncer une censure imposée injustement et inévitablement. Mais c’est sans doute sa critique de l’égalité qui est la plus claire : il trouve ridicule de s’efforcer à rendre égaux ce qui ne le sera jamais dans la nature. Cette thèse simple n’est pas nouvelle et est déjà défendue par le sophiste grec Calliclès, un personnage (fictif ou historique), du Gorgias de Platon, incarnant une figure amoraliste et profondément oligarchique. L’opposition constante entre les français (« nous») et les étrangers (« eux»), creuse un peu plus à chacun de ses mots, le fossé qui sépare ces deux « parties ». Ce clivage tournant même à l’appel à la violence et à l’incitation à la haine raciale (pour lesquelles Éric Zemmour a déjà été pénalement puni) s’opposent au vivre-ensemble et à l’égalité, tout autant qu’à la fraternité.

Les principes de la République française sont également attaqués par l’intervention du polémiste. Indivisibilité, laïcité, démocratie.  L’appel aux « jeunes français catholiques» à ne pas se laisser envahir par les jeunes moins français qu’eux est sur ce point significative. La différence de religion et la date d’installation sur le territoire français deviennent sous sa plume des critères de « francité ». La religion, ou du moins la culture religieuse, impliquerait la nationalité ainsi que la vieillesse de l’arbre planté à notre arrivée dans un pays. Il est très clair ici que Zemmour abat sa hache pour créer une scission entre les français et donc s’attaquer à l’un des principes de la France : l’indivisibilité.

La France, pareille à une palette de peinture, est multiple.  L’État reste neutre. Mais pour Zemmour, Marianne se doit de porter une croix et aucun autre symbole d’une autre religion. En s’attaquant à l’indivisibilité, Zemmour s’attaque aussi à l’un des principes fondateurs de la République : la laïcité.

D’après ces principes républicains, l’« Être français » ne signifie pas être blanc ou catholique mais plutôt considérer comme égaux ses concitoyens.

La religion (…) impliquerait la nationalité ainsi que la vieillesse de l’arbre planté à notre arrivée dans un pays. Il est très clair ici que Zemmour abat sa hache pour créer une scission entre les français…

Ce discours s’inscrit également par bien des points dans une tradition antiparlementaire. Il commence par accuser une falsification des résultats aux élections, comme si les français n’avaient aucun réel pouvoir de décision. Depuis le XIXe siècle, la critique des élus comme forme d’antiparlementarisme existe, mais il faut distinguer la critique du parlement comme une forme imparfaite de démocratie, la critique des hommes parlementaires, et enfin la critique systémique antidémocratique. Zemmour mêle habilement ces trois formes d’antiparlementarisme et poursuit sa diatribe antidémocratique en évoquant les  « radicaux franc-macs » de la IIIème république. La critique de la Franc-maçonnerie est d’ailleurs un leitmotiv du discours antirépublicain qui développe par ailleurs une théorie complotiste contre les députés. Il s’attaque ici directement aux parlementaires : « ventrus » et « vautours » pour le siècle de la machine à vapeur, « corrompus» et « incapables » pour Zemmour.

Si l’intervention du polémiste a pu choquer, c’est qu’elle crée un nouveau possible : on peut désormais critiquer ouvertement les valeurs et principes républicains. Mais cette critique n’a en fait rien de nouveau, tout juste réactualise-t-elle une tradition idéologique bien connue des historiens du XIXème siècle français.

Une tradition historique antirépublicaine

Le nationalisme du discours Zemmourien, sa xénophobie et son idéalisation de l’Ancien régime le rapproche évidemment de Charles Maurras, le chef emblématique de l’Action française. Bien sûr, tout rapprochement historique se doit de prendre des précautions, notamment celles qui s’imposent par des contextes historiques résolument différents. On ne peut certes pas prêter à Zemmour l’antisémitisme de Maurras, ni son antigermanisme lié à son époque, on ne peut pas lui prêter la verve de sa plume non plus. Cependant, le rapprochement de son antiparlementarisme, de son désir de lutte contre l’ennemi extérieur ou intérieur, et de sa quête identitaire le rallie clairement à cette tradition.

Dans son livre Le venin dans la plume (2019), l’historien Gérard Noiriel, directeur d’étude à l’EHESS, opère une comparaison entre Éric Zemmour et Edouard Drumont, journaliste du XIXème siècle et théoricien de l’antisémitisme français. Si l’exercice peut paraitre périlleux d’un point de vue méthodologique, l’historien note de nombreuses similitudes entre ces deux hommes. Sur leur parcours social tout d’abord, puisque les deux hommes rêvaient de devenir écrivains et ont fini par être journalistes ou du moins polémistes. 

Plus signifiant encore, ils manient tous deux une « rhétorique de l’inversion » qui transforme les dominés en dominants : si les juifs de Drumont dirigent La France juive (best-seller de Drumont paru en 1886), les musulmans de Zemmour ont « un plan d’occupation du territoire national ». On note dans les deux cas une déformation de l’Histoire : ils présentent les minorités ayant été persécutées au cours du temps comme des dominants. Ainsi, après avoir expliqué que les européens ont, dans le passé, exploité, massacré et mis en esclavages les indiens d’Amérique, les populations africaines, démographiquement moins dynamiques, il met en garde : « Aujourd’hui, nous vivons une inversion démographique qui entraîne une inversion des courants migratoires qui entraîne une inversion de la colonisation. Je vous laisse deviner qui seront leurs Indiens et leurs esclaves. C’est vous. ».

Gérard Noiriel note aussi chez les deux polémistes une haine sans égale envers les universitaires (notamment des historiens). Ils sont jugés comme adhérant au complot (juif et étranger pour Drumont, islamo-immigrationniste pour Zemmour) en dénaturant l’Histoire de la France. Ainsi, Zemmour a qualifié Patrick Boucheron, historien médiéviste professeur à Paris1 Panthéon-Sorbonne et au Collège de France, de « fossoyeur de l’Histoire de France »pour l’ Histoire mondiale de la France (2017), un ouvrage collectif qu’il a dirigé et qui fait une histoire connectée de la France.

En transformant l’islam en peuple et en niant sa diversité et sa complexité sociale, Éric Zemmour oppose « les musulmans » au « peuple français » ce qui permet la xénophobie…

Leur haine vis-à-vis des juifs ou des musulmans est également très comparable, notamment quant à la personnification de ces deux groupes. Ainsi, Zemmour ne s’oppose pas directement à la religion en tant que croyance,  il considère les musulmans comme un peuple. Nous sommes assez frappés par cette essentialisation qui donne un support concret pour la haine. Nous n’avons pas pu éviter de comparer ce procédé à la transition de l’antijudaïsme vers l’antisémitisme aux XVIIIème et XIXème siècle, où le peuple était plus visé que sa religion. En transformant l’islam en peuple et en niant sa diversité et sa complexité sociale, Éric Zemmour oppose « les musulmans » au « peuple français » ce qui permet la xénophobie et renvoie à un schéma binaire et simplifié. Drumont dénonçait les « élites enjuivées » , Zemmour s‘en prend quant à lui aux « islamo-gauchiste ».

Le discours identitaire est évidemment un autre point de convergence entre les deux discours. On assiste au même procédé d’essentialisation avec ce que Noiriel nomme la « grammaire identitaire » : selon ces deux polémistes, pour être un « vrai français » il faut être un « homme blanc hétérosexuel et catholique ». C’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont décrits comme les premières cibles des « ennemis de la France ». On note donc un rejet constant des minorités sexuelles, mais également ethniques . 

Afin de faire parler d’eux, Drumont se battait en duel au bois de Boulogne et Zemmour multiplie les clashs sur les plateaux de télé.

Enfin, Gérard Noiriel explique que le rôle des médias dans l’ascension des deux personnages est très comparable. Comme Drumont au XIXème, Zemmour arrive à un moment de transition importante dans histoire des médias : Drumont écrit à l’heure de la massification de la presse et de sa démocratisation, et Zemmour à celle de la révolution numérique et des chaînes d’info continue. Dans ces contextes-là, ces deux figures sont évidemment des « bons clients ». Afin de faire parler d’eux, Drumont se battait en duel au bois de Boulogne et Zemmour multiplie les clashs sur les plateaux de télé. Leurs scandales font couler beaucoup d’encre et de clics, et en conséquence: les médias se les arrachent…

Plus proche de nous, l’histoire de l’antirépublicanisme nous amène aux années 1930 et 1940, période où la rhétorique antirépublicaine cristallisée à la fin du XIXème se fédère s’organise dans des mouvements politiques forts. C’est aussi la période où les régimes autoritaires et totalitaires naissent et se forment en Europe en s’affirmant comme une alternative à la démocratie. Le moins que l’on puisse dire est qu’Éric Zemmour entretient un rapport ambigu à cette période. Si dans ses essais et chroniques, Zemmour multiplie les références à Vichy, affirmant son attachement aux valeurs de l’État français de Pétain, arguant contre tous les spécialistes que Pétain a œuvré pour sauver les juifs de France, il décrit néanmoins les « années trente » comme une période néfaste. Il compare notamment le pacte germano-soviétique à une alliance supposée « des deux totalitarismes droits de l’hommiste et islamique ». De même, Hitler est évidemment décrit comme un dictateur sanguinaire. 

Cette ambiguïté qu’entretient Zemmour sur cette période est également visible à travers ses citations. En une trentaine de minutes, Zemmour cite pêle-mêle Cioran (philosophe nihiliste roumain n’ayant pas caché son admiration pour Hitler et sa sympathie pour le fascisme), Pierre Drieu la Rochelle (écrivain engagé dans la collaboration se décrivant lui-même comme socialiste et fasciste, grand décadentiste), Boualem Sansal (écrivain algérien, défenseur des droits de l’Homme, banni d’Algérie pour ses critiques envers le pouvoir et les religions). Ce dernier s’oppose à l’islamisme et incite l’islam à  « retrouver sa spiritualité, sa force première ». Sa critique de l’islam est fine, argumentée, et non systémique ; elle est en revanche totalement caricaturée par Zemmour. Enfin, les « nombreux bons esprits (qui) comparent l’UE à l’URSS » dont parle Zemmour sont une référence à Vladimir Boukovsky (militant pour les droits de l’Homme russe, prisonnier politique en URSS), Marion Maréchal le Pen, Viktor Orban, …

Une utilisation particulière de l’Histoire

Zemmour, dans son discours, évoque une certaine nostalgie. Son principe du « c’était mieux avant… » ramène à une valeur très conservatrice qui considère la France actuelle comme décadente. Il s’oppose donc à des mouvements actuels et progressistes, tels que les mouvements LGBT, le féminisme, etc.

Il met donc en avant une Histoire simpliste qui ne connaît que deux grandes étapes. Avant 1789, c’était bien. Après 1789 , c’était mal.

Le point de césure : 1789, la Révolution française. Après cela, Zemmour décrit de manière erronée l’état de la France, qui n’a fait que de décliner selon ses dires, sans un élément bonifiant à mettre en lumière. Il met donc en avant une Histoire simpliste qui ne connaît que deux grandes étapes. Avant 1789, c’était bien. Après 1789 , c’était mal. Seulement, l’Histoire ne se limite pas à une telle simplification caricaturale. Elle est beaucoup plus compliquée, plus tordue, ne s’arrêtant pas à un aspect « tout noir » ou « tout blanc ». Il y a du bon et du mauvais dans chaque âge, et d’ailleurs l’Histoire ne peut pas être soumise à un jugement. Pourtant, Zemmour affirme le contraire. Il nous donne ainsi de son point de vue une vision positive de ce qu’était la France avant 1789, c’est à dire avant la république, à l’époque de la monarchie absolue. Il se love ainsi dans une vision illusoire et idéalisée de ce qu’était la France de l’Ancien régime, en repoussant encore et encore les points positifs de la France actuelle.

Durant son discours, Zemmour cite de nombreux exemples tirés de l’Histoire, issu d’une recherche manquant de sérieux. Entre le Moyen-Âge et la guerre d’Algérie, en passant par les années 1930 et le règne de Louis XIV, il cite pêle-mêle les exemples sans cohérence chronologique. Son discours pourrait être comparé à un patchwork historique, où il coud et découd la grande toile de l’Histoire pour lier des éléments qui n’ont aucun rapport entre eux, à part peut-être, l’utilisation qu’il en fait. Ainsi, lorsqu’il cite Charles Martel (calé entre le siège de Vienne de 1683 et la « Guerre du Feu » qui soit dit en passant est un roman ou un film), il y transmet une vision exagérée de la bataille de Poitiers (732) qui selon Henri Pirenne ne fut qu’une victoire parmi d’autres, n’empêchant qu’un simple pillage. D’autres historiens s’opposent à cette version : l’histoire est constituée de débats entre spécialistes. Aucun marqueur de modalisation, aucune nuance chez Zemmour, ce qu’il dit est « vrai ». Ainsi désarticulés, coupés de leur source et de leur origine, ces exemples peuvent être interprétés et convoqués à loisir, pour prouver l’idée de départ du polémiste, au détriment de la cohérence du récit historique. 

Il pioche à différentes époques des exemples appuyant ses arguments antirépublicains. Pouvons-nous alors parler d’une recherche historique ?

Zemmour raconte l’Histoire d’une manière totalement opposée à la méthode d’un historien. Les historiens se spécialisent dans une époque et approfondissent leur travail dans ce domaine. Zemmour fait tout le contraire. Il pioche à différentes époques des exemples appuyant ses arguments antirépublicains. Pouvons-nous alors parler d’une recherche historique ? Il ne prend que ce qui peut l’aider à prouver ses dires, de manière totalement subjective. Une recherche en Histoire se doit d’être objective, méthodique et spécialisée. Un historien doit, comme dit précédemment, exposer les faits, en étayant son interprétation. Cette façon de réfléchir constitue la méthode historique. Partir d’un point, d’une origine,  rechercher, confronter les sources, faire des conclusions, comprendre grâce à des réalités énoncées par des preuves concrètes. Ainsi, on doit justifier le récit historique par des arguments scientifiques, par un recours aux archives ou à d’autres sources.  Zemmour agit totalement différemment. Il sélectionne les informations, les exemples, qu’importe leur sens véritable ou leur époque, afin d’appuyer son discours et ses arguments. Il n’agit pas de manière à analyser les faits du passé. Il veut tout simplement utiliser l’Histoire pour appuyer son propre discours, et ainsi donner une valeur absolue à ses dires.

Cette utilisation fallacieuse de l’Histoire est typique des discours manipulateurs, qui l’utilisent dans le but d’impressionner leur auditoire. Lorsque l’on considère le temps d’antenne accordé au polémiste, et la rareté d’une retransmission aussi longue de discours politique, on peut penser que cela fonctionne assez bien…

Par Livia Choulet, Léonie Digny, Léane Eyraud, Albane Lazert, Sila Ulker,

sous la direction de Youri Aguilaniu